mardi 8 janvier 2008

Concours littéraire

Pour ceux qui le savent, j'ai participé récemment à un concours littéraire. Malheureusement, je n'ai pas été sélectionné pour figurer parmi les finalistes. Je vous livre donc ce texte. Il s'agit d'une nouvelle, qui s'intitule "Panne d'inspiration"

Panne d’inspiration

Café troisième

Déjà deux heures et trois cafés que je suis dans ce bistrot et j’en suis encore à la case départ.

Ce n’est pourtant pas si difficile : une petite histoire fictive à pondre pour un concours littéraire; il suffit d’un peu d’imagination et de ma plus belle prose, et hop! je poste le texte puis on n’en parle plus, on attend seulement le dévoilement des résultats du concours. Mais non, quand ça arrive à moi ces affaires-là, il faut toujours que ça se complique et que ça s’enlise dans le « nulle part ». L’inspiration, j’en viens à croire que c’est du crayon dont elle s’effraye : aussitôt que celui-ci se montre, celle-ci s’enfuit illico presto. D’ailleurs ce concours littéraire, ce n’était pas mon idée. C’était son idée. On peut dire qu’elle me l’a quasi imposée, cette idée :

« Quel prix formidable que cette bourse d’études à Paris, qu’elle disait ma femme, tu ne peux pas laisser passer ça! »

Au début ça ne m’enchantait guère ce projet, mais j’ai finalement cédé sous le poids des insistances de ma femme. Après coup, je me plais à penser avoir accepté d’y participer parce qu’elle croit en mon talent. Qu’importe, ce qui compte désormais, c’est l’idée. Pas l’idée du concours, mais l’idée d’une histoire pour le concours. L’idée de l’idée du concours, si l’on veut. Or je ne la sens pas encore cette idée, elle n’a toujours pas émergé des profondeurs de mon inconscient. Et puis, est-ce vraiment de l’inconscient que surgit une idée? J’en sais trop rien. Ce dont je suis certain, par contre, c’est qu’il me faut un autre café. Je fais signe à la serveuse de venir. Elle vient, prend hâtivement ma commande et retourne derrière son comptoir.

J’attends toujours. La serveuse a dit qu’elle reviendrait bientôt me l’apporter. Un café, ce n’est pourtant pas compliqué à servir. Elle m’énerve cette serveuse. Non, c’est inexact; c’est plutôt la situation qui me rend fou : trois cafés, je patiente pour le quatrième, et voici encore cette même page blanche, ce même vide dans ma tête, en plus de cette frayeur croissante de ne jamais y parvenir. J’ai l’impression de tourner en rond. D’ailleurs, si j’étais un Anglais, dirait-on que je « tourne en carré »? Mais je suis un « frog », comme eux, les « they », se plaisent à dire. Après tout, quand j’y réfléchis, les grenouilles, elles marquent bien un demi-cercle lorsqu’elles se projettent d’un nénuphar à l’autre. Je suis donc une grenouille qui tourne en demi-rond! Mais soyons réaliste: il n’y a pas de quoi faire une histoire avec ça. Qui, en effet, voudrait lire une histoire de « frogs », de carrés et de demi-ronds? De toute façon, ici au Canada, c’est risqué d’avoir pour sujet nos deux Grandes solitudes. On peut effleurer le sujet des lèvres, laisser quelques-unes de nos réflexions s’échapper, mais il n’est pas indiqué de foncer tête première dedans, du moins pas publiquement, et encore moins en littérature : nos écrits demeurent, et quand ils déplaisent, ça prend un rien de temps qu’on s’en serve contre nous. J’ai entendu parler de certains journalistes qui l’ont appris à leurs dépens. Espérons que leurs exemples serviront de leçons pour nous.

Café quatrième

Enfin, voilà la serveuse qui apporte mon café. Quinze minutes d’attente uniquement pour un café, ce n’est certainement pas ici qu’on battra un record de vitesse pour le service. Mais je suis un type poli, je passe donc par dessus cette infime offense. En m’efforçant de lui servir mon plus bel accent québécois, je lui demande alors :

« Can I have sugar, please? »

― Sure » me répond-elle tout en affichant un sourire timide.

J’attaque mon quatrième café deux crèmes deux sucres. Zut! j’en ai renversé sur mon calepin. Que je suis maladroit! Seulement voilà que je suis fasciné par les taches de café qui trempent progressivement les pages blanches de mon calepin. Le brun crème sur le blanc des pages évoque de formidables souvenirs tout frais dans mon esprit : ce joli poupon mulâtre que je tiens emmailloté dans un lange de laine blanc neige. Ma fille. Je revois distinctement ses grands yeux noisette et je sens encore l’odeur subtilement sucrée de sa peau de bébé couleur moka, tandis que mon cœur de papa chavire de tendresse en contemplant cette petite existence mi-antillaise mi-québécoise pure laine. Née au confluent de deux cultures, l’amour qui l’a engendrée exprime à lui seul une harmonie que maintes civilisations hautement politisées ne sont jamais parvenues à réaliser. Elle est une histoire nouvelle, une histoire qui, par sa présence singulière, renouvelle notre histoire à nous. Combien de récits serais-je à même d’écrire qu’à la regarder grandir? Par exemple, la semaine dernière, elle… Non, je dois me faire violence et revenir à ma tâche, me concentrer sur cette idée non avenue et ne plus laisser mon esprit errer dans le rêve. J’ai besoin d’un cinquième café. Du regard, je fais signe à la serveuse. Elle fait comme d’habitude : elle vient, prend ma commande et repart aussitôt.

Café cinquième

Le cuisiner du bistrot s’approche de ma table, une tasse de café à la main : il est venu m’apporter le café à la place de la serveuse, m’expliquant que celle-ci profite à l’instant de ses quelques minutes de pause. Je remarque que la chemise du cuisinier laisse entrevoir une poitrine velue. Ses bras sont pareillement grassement poilus, et on devine à le regarder que le reste de son corps l’est tout autant. Ça me fait penser : moi aussi, je suis poilu. Mais, dans mon cas, c’est différent : des poils raides poussent sur mes oreilles. Je trouve ça inesthétique. Quand il m’arrive d’y penser, je les enlève avec le rasoir. Sinon, ma chevelure garnie se charge de les dissimuler, heureusement. Je croyais depuis longtemps être le seul bipède-à-oreilles-de-poils, lorsqu’un jour, à mon grand étonnement, je me suis retrouvé face à un autre spécimen de mon espèce. C’était dans un autobus de ville, aux heures de pointe. Curieusement, cet événement m’a servi de consolation : à voir cet autre spécimen, on comprend pourquoi. C’était un homme, fin trentaine, dont le visage arborait une barbe noire finement taillée. Sa chevelure, courte et bien coiffée, contournait proprement ses oreilles, de sorte que celles-ci se trouvaient fièrement exposées, du moins ce qu’on pouvait en voir. En effet, il avait la peau des oreilles entièrement touffue de poils noirs frisottés, si bien que le contraste que cela créait avec la netteté de son visage offrait une composition faciale plutôt inusitée. Sur le coup, j’ai failli m’écrier :

« Hé! l’ami, désormais tu n’es plus seul, moi aussi je suis un bipède-à-oreilles-de-poils. »

Mais cela aurait été sans doute déplacé de l’interpeller de la sorte; c’est pourquoi j’ai préféré le regarder à la dérobée, non sans être poussé par une certaine curiosité. Je me disais : « Ces poils sur ses oreilles, ça ne peut être que trois possibilités : une négligence esthétique, une nouvelle mode ou une observance religieuse. » J’excluais d’emblée la première : étant donné l’ensemble de son allure, qui était plutôt soignée, il aurait été étonnant qu’il ait fait preuve d’un tel laisser-aller. Quant à la deuxième possibilité : peut-être, qui sait? Mais il aurait fallu le lui demander, ce que je me refusais catégoriquement à faire. Il va sans dire que la troisième possibilité, l’observance religieuse, paraissait bien farfelue au premier abord. Pourtant, en songeant aux talibans, qui exigent le port de la barbe chez les hommes, ou encore aux hommes juifs hassidiques, qui se laissent pousser des péotes, ces tresses boudinées qui longent leurs tempes et qui paraissent parfois accrochées à leur chapeau noir, je me suis dit que ce n’était peut-être pas une idée si folle que ça. Il s’agirait cependant d’une religion de nature exclusive, considérant le fait que la population humaine est majoritairement composée d’oreilles dépourvues de poils! Je pense d’ailleurs que… « Ah!, you gave me a fright! » : c’était la serveuse qui, en me tapotant légèrement l’épaule gauche, a trouvé moyen de m’arracher à mes rêvasseries. Je tourne la tête et la regarde alors qu’elle se tient debout à côté de moi, le même sourire timide accroché au visage : elle veut savoir si je désire un autre café. Un sixième café : pourquoi pas? Voltaire, à ce qu’on dit, buvait plus de quarante tasses de café par jour, sans doute pour éveiller son intelligence. Sait-on jamais, après que j’ai éclusé quarante cafés, peut-être recevrais-je aussi, à l’instar de Voltaire, un génie sublime, et peut-être aussi une idée extraordinaire pour le concours littéraire? Voilà que je délire : m’élever au rang de Voltaire, pour l’humilité, on repassera! Mes jambes, qu’elles sont lourdes tout d’un coup : elles sont ankylosées. Je crois que je vais aller marcher un peu, pour les dégourdir.

Café sixième

Tiens! la serveuse a déposé la tasse de café sur ma table alors que je faisais ma promenade de dégourdissement. Elle s’améliore. Ou peut-être qu’après six cafés, elle me considère déjà comme un habitué de la maison, ce qui me vaut le privilège d’un service diligent? Ça tombe à point : j’ai besoin justement d’un café, là, maintenant, sans attendre, car le dedans de ma tête est comme une confusion. Aucune réflexion ne s’y fixe : parfois telle pensée me saisit et je me laisse alors bercer par elle quelques instants, parfois c’est une songerie qui m’attire à elle et je la suis aveuglément, comme une bête docile et obéissante. Je suis à la fois vide et plein de pensées. Quel étrange paradoxe? Ne m’accrocher à aucune pensée volage et chasser le vide : voilà ce que je dois parvenir à faire. Mais comment? Je dois persister à me concentrer, ça c’est sûr, et, pourquoi pas aussi, à me droguer de caféine s’il le faut! Vive Voltaire le caféïnomane! J’ai bu coup sec mon sixième café. J’en commande immédiatement un autre, puis un autre…

…café vingtième

Je suis définitivement à court d’inspiration. Toi, fichu concours littéraire, tu m’en fais baver! C’est à cause de toi si je suis ici à me torturer les méninges pour chercher l’inspiration. Pire encore, tu agis à mon égard comme un miroir qui renvoie inexorablement une image de moi que je voudrais ne jamais avoir vue : tu me fais voir à quel point je suis un être totalement dépourvu d’imagination. Une épouse charmante, une fille merveilleuse, même des poils sur les oreilles : ces choses, je les ai et je m’en réjouis hautement, sauf pour les poils sur les oreilles. De l’imagination, de toute évidence, je n’en ai guère, et je ne supporte pas que tu me le fasses savoir de la sorte. Tu me places devant un choix tragique: lâcher tout ça là ou continuer à me carburer de cafés et à essayer de faire de l’original avec du creux.

Café vingt-deuxième

Mon cœur palpite; tout va si vite dans ma tête, trop vite : c’est le café. Je dois sortir d’ici pour prendre l’air, aller marcher à l’extérieur, marcher, marcher plus vite encore, courir. Beaucoup, beaucoup de caféine il y a dans mon sang. Je dois m’activer, activer tout mon corps, le mettre en puissance. Courir, courir. J’y vais, je vais courir. Sortir d’abord d’ici. Mettre mes affaires dans mon sac à dos et ensuite quitter ce lieu. Ah oui! j’allais oublier : payer les cafés à la serveuse. Oh! oh! je dois faire pipi. Ça presse. Courir d’abord aux toilettes. « Que ça soulage! »

Ça y est, je suis à l’extérieur, devant la porte d’entrée du bistrot. Courir maintenant. Je cours, je cours… je tombe. « Aïe, mon genou! » C’est pas grave : oublier la douleur, se relever, repartir. Voilà, je suis reparti. Je cours dans le centre-ville. On me regarde. Je cours. On m’observe toujours. Je continue à courir. Tous les yeux sont maintenant braqués sur moi. J’ai envie de crier très fort à tout ce monde qui me dévisage comme si j’étais un énergumène : « Vous ne savez pas ce que c’est, vous, que d’être un homme en panne d’inspiration qui a carburé à la caféine! » Je ne les occupe guère; je poursuis ma course folle. Je cours. Mon téléphone portable sonne. Je continue à courir. Ça sonne encore cinq fois : c’est mon épouse.

« Allo chérie! lui dis-je en haletant.

― Allo? C’est toi? Tu sembles essoufflé? Qu’est-ce qui se passe?

― Je cours!

― Tu cours? Comment ça tu cours?

― C’est à cause de Voltaire.

― Voltaire?

― Oui, oui, Voltaire et le café.

― Voltaire et le café? Qu’est-ce que tu veux dire?

― Laisse faire, n’essaie pas de comprendre! J’arrive à la maison.

― En autobus?

― Non, à la course!

― Mais c’est 14 kilo…

― Je dois raccrocher maintenant. Bye! » Clic. Je poursuis ma course folle dans le centre-ville.

Je dois respirer correctement si je veux bien courir. Donc : inspirer, puis expirer. Inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Inspiration, expiration. Inspiration? Expiration? Inspiration pour le concours littéraire; expiration du concours littéraire : « C’est pas possible! Même courir me fait penser à mon manque d’inspiration et à la date d’expiration du concours littéraire. » Ne plus réfléchir à ça. Je dois cesser d’y penser. Courir plus vite encore.

Tiens! une araignée qui trotte à ma droite, le long de la bordure du trottoir. Je pourrais m’arrêter et la croquer. Il paraît que Lalande, le célèbre astronome français, les croquait pour faire venir l’inspiration scientifique. « Ouache! c’est quoi cette idée-là? » Je ne vais tout de même pas m’abaisser à ce niveau uniquement pour une question d’inspiration.

Une araignée? Mais oui, quelle idée excellente! Pourquoi n’y ai-je pas songé avant? Une araignée! Enfin, j’ai une idée pour ma nouvelle littéraire! Eurêka!


0 commentaires: