vendredi 6 octobre 2006

La lecture néo-orthodoxe de la Bible

La lecture néo-orthodoxe de la Bible
par Daniel Audette

L'interprétation barthienne de la Bible

Au cours du 20e siècle, un théologien protestant du nom de Karl Barth (1886 – 1968) a développé une méthode pour lire l'Écriture Sainte. Méthode qui, disons-le franchement, est fortement discutable (et discutée fortement !). Ce qu'il convient avant tout de savoir à propos de cette méthode, c'est qu'elle provient directement de la doctrine non-scripturaire de l'Écriture que confessait Karl Barth. Comme le fait remarquer adéquatement Pierre Courthial, “ sur ce point fondamental [la doctrine de l'Écriture], Barth n'a pas pu, n'a pas su, n'a pas voulu exorciser les démons de la tradition critique déjà ancienne qui lui fût enseignée (...)[1] ”. Prenons quelques instants pour considérer un peu plus en détails la pensée de Barth au sujet de cette nouvelle méthode.

Selon Karl Barth, la Bible n'est pas la Parole de Dieu. Les paroles de l'Écriture Sainte, dit-il, ne doivent pas être directement considérées comme la Parole de Dieu. Il est vrai que Barth, en tant que théologien protestant, croit que la Bible fait figure d'autorité pour le croyant. Par contre, il ne conçoit pas l'autorité de la Bible comme l'Église la comprend. Selon lui, si la Bible détient une certaine autorité, ce n'est que parce qu'elle rend témoignage à celui qui est la véritable Parole de Dieu : Jésus-Christ. En effet, dans la pensée de Barth, c'est le Christ incarné, et non l'Écriture, qui est la Parole de Dieu. La Bible, explique-t-il, est seulement une tentative humaine et faillible de répéter et de reproduire par des pensées et des expressions humaines la Parole de Dieu donnée dans le passé[2].

Cependant, pour Barth, cette faillibilité de l'Écriture Sainte ne signifie nullement que la Bible n'a pas de rôle à jouer dans la vie du croyant. Tout au contraire. Selon lui, le témoignage humain de la Bible, par un acte spécial de Dieu, peut devenir une révélation divine. Qu'entend-il au juste par là ?

Karl Barth affirme que Dieu, en dépit de l'humanité et de la faillibilité de la Bible, peut conférer aux paroles bibliques une signification céleste et une puissance divine. En d'autres termes, Dieu peut se servir de l'Écriture de manière à ce que ses paroles deviennent miraculeusement des paroles de Dieu et qu'elles soient ainsi reçues par les hommes. Barth explique de quelle manière il nous faut comprendre cela :

L'inspiration verbale ne veut pas dire l'infaillibilité de la parole biblique dans sa particularité linguistique, historique et théologique en tant que parole humaine. Cela veut dire que la parole humaine faillible et fautive est utilisée d'une telle manière par Dieu qu'elle doit être reçue et entendue en dépit même de sa faillibilité humaine[3].
Karl Barth conçoit plus spécifiquement ce phénomène (les paroles bibliques qui deviennent une révélation divine) comme une rencontre personnelle et incontournable avec Dieu, qui se produit par le truchement des paroles humaines et faillibles de la Bible. John Murray explique pour nous ce que Barth veut dire par là:
La seule manière dont nous la connaissons comme Parole de Dieu [la Bible], c'est lorsqu'elle vient droit à nous et est dirigée vers nous, et cela dans une confrontation concrète (...), dans une rencontre véritable et incontournable. Dans cette rencontre incontournable, une puissance divine souveraine nous envahit et nous demeurons en crise. C'est une crise dans laquelle un acte de Dieu, de cette manière et d'aucune autre manière, pour cette personne particulière et aucune autre personne, confronte cette même personne avec un choix, le choix de l'obéissance ou de la désobéissance accompagnées toutes les deux de leurs corollaires respectifs de bénédiction ou de condamnation. (...) Si fidèle que soit la révélation attestée par les écrivains bibliques, ce n'est pas en raison de cela qu'elle est la Parole de Dieu. C'est seulement dans la mesure où il y a cette expérience répétitive d'une crise humaine et d'une décision divine qu'elle devient la Parole de Dieu[4].
Objections à la méthode barthienne
Bien entendu, comme chrétiens évangéliques, il nous est impossible de dire amen à la doctrine barthienne de l'Écriture Sainte. En fait, nous rejetons trois thèses fondamentales que chérit Karl Barth mais qui nous paraissent non scripturaires.

a) La Bible : plus qu'un témoignage
Nous rejetons premièrement la thèse barthienne suivant laquelle la Bible rendrait seulement témoignage à la révélation de Dieu sans être elle-même révélation. Bien sûr, nous sommes tout à fait d'accord avec Barth lorsqu'il affirme que la Bible rend témoignage à Jésus-Christ. Comme le souligne très bien Pierre Courthial, “ affirmer que l'Écriture est “ témoignage ”, c'est affirmer, selon l'Écriture elle-même, que Jésus-Christ est le centre de toute la révélation et qu'il est l'unique Sauveur, l'unique Seigneur ”. Néanmoins, nous croyons que la notion barthienne de témoignage est bibliquement insoutenable, gravement défaillante, nettement inconsistante et singulièrement illogique.

D'abord, si la Bible, comme le pense Barth, n'est qu'un témoignage, une “ attestation ”, de la révélation de Dieu en Jésus-Christ, comment explique-t-il alors l'autorité que Jésus-Christ a déléguée aux apôtres (et nous savons que tout le Nouveau Testament porte l'autorité apostolique) pour qu'ils parlent en son nom : “ Qui vous écoute m'écoute ” (Lc 10.16) ? Si, en effet, la parole des apôtres est aussi la parole du Christ, donc la Parole de Dieu (il ne peut en être autrement puisque Jésus est Dieu fait homme), on s'explique mal pourquoi Barth persiste à ne pas reconnaître que la Bible est la Parole de Dieu.

Ensuite, comment Barth explique-t-il les attestations explicites des écrivains bibliques, quand ceux-ci affirment que l'Écriture est la Parole de Dieu (cf. 2 S 23.2 ; Jr 26.2 ; 2 Tm 3.16 ; 2 P 19-21) ?

Enfin, si la Bible, comme Barth le soutient, n'est qu'un écrit humain et faillible qui rend témoignage à Jésus-Christ (qui est infaillible), comment explique-t-il alors le fait que ce même Jésus (infaillible !) dise de la Bible qu'elle est la Parole de Dieu, attestant du coup que l'Écriture Sainte est non seulement humaine mais fait aussi partie de la révélation de Dieu (cf. Mt 4.4 ; 5.17-18 ; 15.3-6 ; Jn 10.34-35) ? L'infaillibilité de Jésus serait-elle faillible ? Pourtant, si on en croit Barth, le Jésus qu'il protège et défend avec tant d'ardeur et de passion ne serait en fin de compte qu'un être faillible, puisque ce même Jésus se serait pitoyablement fourvoyé quant à la nature véritable de l'Écriture Sainte en affirmant qu'elle est la Parole de Dieu ! Mais comme le résume adroitement Pierre Courthial, “ le fait est que, selon l'Écriture Sainte, les témoignages prophétiques et apostoliques de la révélation font partie de la révélation. Le fait est que, selon l'Écriture Sainte, l'Écriture Sainte n'est pas seulement témoignage de la révélation mais est révélation[5]. ” Bref, “ la Bible n'est pas le lieu où la révélation peut se produire mais la Bible fait partie de la révélation de Dieu[6] ”.

b) La Bible : certes humaine mais aussi infaillible
La deuxième thèse erronée et contraire à lenseignement scripturaire de l'Écriture Sainte est la thèse barthienne de la faillibilité de la Bible. Comme nous l'avons mentionné au début de ce sous-chapitre, Karl Barth ne s'est jamais départi de la tradition critique qui lui a été enseignée dès le début de sa carrière théologique. Bien entendu, le problème de cette tradition ne consiste pas en ce qu'elle affirme l'humanité de la Bible, mais en ce qu'elle bloque ensemble “ humanité ” et “ faillibilité ”. Ce faisant, elle se trouve dans l'impossibilité d'envisager l'humanité de l'Écriture Sainte dépourvue parfaitement d'erreurs et de failles. C'est pourquoi, pour les théologiens de la tradition critique, tout comme pour Barth, “ la réelle humanité de la Bible implique sa non moins réelle faillibilité[7]
”. Toutefois, l'attitude de Barth à l'égard de l'humanité de la Bible se heurte contre des difficultés que celui-ci ne peut escamoter.

En premier lieu, comme le rappelle à juste titre Pierre Courthial, “ ce que les Pères de l'Église ancienne, les réformateurs, les docteurs fidèles aux confessions de foi réformées ont toujours unanimement affirmé, avec l'Église dans ces confessions de foi, c'est le fait certain que toute l'Écriture est inspirée de Dieu, qu'elle est une donnée de révélation, qu'elle est (directement !) la Parole de Dieu[8] ”. Le témoignage unanime de tous ces docteurs, bien qu'il ne constitue pas la norme de notre foi, est cependant hautement significatif : il indique en effet de quel côté l'orthodoxie s'est toujours rangée dans ses confessions de foi en ce qui regarde l'Écriture Sainte, à savoir du côté de l'inspiration divine de l'Écriture Sainte comme seul gage de son infaillibilité. En rejetant la doctrine de l'infaillibilité de la Bible, c'est donc tout le témoignage unanime de l'orthodoxie (et il est gros) que Barth rejette !

En second lieu, la position de Barth à l'égard de l'humanité de la Bible fait face à une difficulté d'ordre logique. Selon le témoignage de l'Écriture elle-même, Jésus-Christ n'a jamais commis de péché : “ Il a été tenté comme nous sans commettre de péché ” (Hé 4.15)[9]. Selon le témoignage de Jésus-Christ lui-même, l'Écriture est la Parole infaillible de Dieu : “ En vérité je vous le dis, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de la loi ne passera, jusqu'à ce que tout soit arrivé ” (Mt 5.18). Aussi : “ L'Écriture ne peut être abolie ” (Jn 10.35)[10]. Si donc l'on se fie à ce que l'Écriture et Jésus déclarent l'un de l'autre, les deux, l'Écriture et Jésus, sont parfaitement infaillibles. Car –et c'est ici le noyau de notre argument– un Christ infaillible ne peut en aucun cas rendre témoignage à une Bible faillible comme une Bible infaillible ne peut en aucun cas rendre témoignage à un Christ faillible. Et inversement. Un Christ faillible ne peut en aucun cas rendre témoignage à une Bible infaillible comme une Bible faillible ne peut en aucun cas rendre témoignage à un Christ infaillible. Ainsi, comme nous sommes à même de le constater, il est absolument impossible, en raison de ce témoignage réciproque entre Jésus et la Bible, que la Bible contienne la moindre erreur[11]. Nous sommes d'ailleurs grandement étonnés de constater que Karl Barth, face à l'évidence de cette logique dans laquelle la Bible elle-même nous entraîne, n'a pas pu, n'a pas su, n'a pas voulu apercevoir ce fait. Nous en sommes d'autant plus surpris connaissant la place centrale que tenait Jésus-Christ dans l'ensemble de la dogmatique de ce théologien protestant

c) La Bible : plus qu'une “ rencontre avec Dieu ”
La troisième thèse barthienne que nous rejetons est celle de la “ rencontre incontournable avec Dieu ”. Ce n'est toutefois pas la thèse elle-même que ce qu'elle présuppose que nous refusons d'épouser. En effet, dans la théologie de Barth, cette “ rencontre ” avec Dieu suppose dès le départ que la Bible est faillible et qu'elle ne doit pas être directement considérée comme la Parole de Dieu. Nous sommes évidemment d'accord avec lui lorsqu'il insiste sur la nécessité de l'illumination intérieure du Saint Esprit afin de comprendre la Bible. Les théologiens de la Confession de foi réformée baptiste de 1689 ne déclarent-ils pas clairement : “ Nous reconnaissons que l'illumination intérieure de l'Esprit de Dieu est nécessaire pour une compréhension à salut de ce qui est révélé dans la Parole[12].
” Sans oublier, bien entendu, l'enseignement de l'apôtre Paul, qui rappelle prestement aux chrétiens de Corinthe la nécessité de l'œuvre régénératrice du Saint-Esprit, pour connaître et recevoir les choses de l'Esprit : “ L'homme naturel ne reçoit pas les choses de l'Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui, et il ne peut les connaître, parce que c'est spirituellement qu'on en juge. ” (1 Co 2.14). Ailleurs, ce même apôtre déclare : “ Nous savons, frères bien-aimés de Dieu, que vous avez été élus, car notre Évangile n'est pas venu jusqu'à vous en paroles seulement, mais aussi avec puissance, avec l'Esprit Saint et une pleine certitude. ” (1 Th 1.5). Cependant, nous faussons compagnie à Karl Barth lorsqu'il prétend que la Bible, à cause de la soi-disant faillibilité de son humanité, n'est pas la révélation de Dieu mais qu'elle doit le devenir par un acte miraculeux de l'Esprit. Sans entrer ici dans les détails de la doctrine chrétienne de l'inspiration et de l'inerrance de la Bible, nous affirmons, contra Barth, que la Bible est la Parole de Dieu et qu'elle est divine, souveraine et puissante à salut. Mais nous déclarons aussi avec la même verve, que la Bible est pleinement humaine et que cette humanité n'a nullement été corrompue par le péché[13].

Lecture barthienne et chrétiens évangéliques
Certaines personnes pourraient penser que le problème de la lecture barthienne de l'Écriture Sainte ne concerne aucunement les chrétiens évangéliques. Ces mêmes personnes seraient peut-être aussi tentées de nous dire : “ Pourquoi parler de ces choses, puisque personne, dans nos églises, ne conçoit de cette manière ni la doctrine de la Bible ni l'herméneutique ? ” “ Ce n'est guère plus qu'une perte de temps ! ”

Si ce que ces gens disent confirmait la réalité, nous ne serions évidemment pas ici à discuter de tout cela ! Mais hélas ! trop de chrétiens évangéliques (souvent sans même le savoir) lisent encore leur Bible d'une manière qui se rapproche dangereusement de la méthode barthienne. Ces chrétiens, il est vrai, ne rejettent pas forcément la doctrine traditionnelle de l'inspiration et de l'inerrance de la Bible comme l'a fait Karl Barth. Cependant, ils lisent la Bible non pour découvrir ce que Dieu y dit avec des mots et des modes de pensées marqués au “ fer rouge ” de l'histoire ancienne, mais dans l'espoir d'entendre ici et maintenant une “ parole ” de Dieu qui soit à la fois transcendante et personnelle. Autrement dit, ce qui est important pour eux n'est guère plus ce que le texte dit (son sens originel comme les premiers destinataires l'ont compris), mais ce que Dieu, par un mouvement spécial de l'Esprit, pourrait leur dire par l'intermédiaire du texte. Tout ceci paraît encore bien abstrait. Prenons quelques exemples pour illustrer notre point.

Il n'est pas rare d'entendre un chrétien claironner avec la joie du ciel que Dieu s'est adressé à lui d'une manière tout à fait personnelle alors qu'il lisait la Bible. On peut en général reconnaître l'authenticité d'une telle expérience d'une rencontre avec Dieu dans la mesure où celle-ci est conforme à l'enseignement scripturaire. Or, pour qu'une telle expérience soit trouvée conforme à l'enseignement de la Bible, elle doit bien sûr être en accord avec les doctrines que l'Écriture enseigne. Autrement dit, ce que Dieu dit aujourd'hui à ses enfants est nécessairement identique à ce qu'il a dit autrefois aux premiers destinataires de la Bible, car son message n'a pas changé (le message reste toujours le même, bien que les multiples “ applications ” du texte biblique peuvent augmenter ou diminuer en intensité d'une époque à une autre ou d'une culture à une autre). Comme nous le savons, les premiers destinataires de la Bible ont reçu la Parole de Dieu par le truchement de l'humanité des écrivains bibliques. De la même manière, nous recevons aujourd'hui la Parole de Dieu par l'intermédiaire de ces mêmes instruments humains. C'est précisément pour cette raison que nous disons qu'il faut comprendre le plus exactement possible ce que les écrivains bibliques disent si nous voulons comprendre le message de Dieu. Et comment parvient-on à une compréhension juste de ce qu'ils disent ? En interprétant correctement ! Et comment interprète-t-on correctement ? En “ accueillant ” l'humanité des écrivains bibliques, c'est-à-dire en recevant le message de Dieu comme ces hommes l'ont livré ! Une fois cette condition respectée, on peut être assuré d'avoir assez bien saisi l'enseignement divin (on se souviendra toutefois de la nécessité de l'illumination intérieure du Saint-Esprit pour une compréhension droite et à salut du message biblique).

Mais il arrive à l'occasion que certaines personnes soutiennent avoir reçu une parole de Dieu en lisant la Bible, bien que ces personnes ne se soient jamais souciées de savoir s'ils ont bien interprété le texte biblique. Prenons l'exemple d'un chrétien qui prétend avoir reçu une “ parole de Dieu ” en lisant un passage biblique. Lorsqu'on écoute ce chrétien parler de son “ expérience ”, il est manifeste que celui-ci n'a pas bien compris le passage biblique en question. D'où s'ensuit habituellement la question : “ Dieu a-t-il vraiment parlé à cette personne ? ” Compliquons un peu les choses. Ce chrétien, comme nous venons de le mentionner, comprend de manière erronée le texte biblique par lequel il affirme avoir reçu une parole de Dieu. Ce qu'il croit avoir compris est toutefois conforme à d'autres enseignements bibliques, que l'on trouve ailleurs dans la Bible. En d'autres termes, sa pensée est juste mais le texte biblique sur lequel il appuie sa “ compréhension ” ne véhicule pas cette vérité. D'où, pour la seconde fois, la question : “ Dieu a-t-il vraiment parlé à cette personne ? ”

“ Dieu a-t-il vraiment parlé à cette personne ? ” Voilà une question curieuse ! Elle est en effet curieuse car elle est posée ni au bon moment ni dans le bon contexte. En fait, elle est seconde et vient après une autre question : “ Qu'est-ce que Dieu dit dans la Bible ? ” Cette deuxième question est de loin plus juste, car elle oriente notre attention exactement là où elle doit d'abord se porter, à savoir sur le texte biblique lui-même, dans toute sa réalité divine et humaine. Mais en posant d'entrée de jeu la question “ Dieu a-t-il vraiment parlé à cette personne[14] ? ”, on fausse aussitôt la réflexion, en établissant une préoccupation étrangère à l'intention même de la Bible, intention qu'il est juste de résumer de la manière suivante : “ Qu'est-ce que Dieu dit[15] ? ”

Ainsi, par un étrange paradoxe, la pensée “ chrétienne ” est presque parvenue à intervertir complètement l'ordre logique dans lequel il nous faut approcher la Bible. Il en résulte que, lorsqu'un chrétien lit la Bible en posant premièrement la question “ Qu'est-ce que Dieu a à me dire ? ”, espérant de cette manière obtenir sur-le-champ une parole divine et personnelle, il le fait presque toujours au détriment de l'humanité de la Bible. Cependant, ne pas considérer l'humanité de la Bible à sa juste valeur au profit d'une lecture prétendue plus “ divine ” du texte biblique, revient paradoxalement à nier la divinité même de la Bible. En effet, si l'on sait que la Bible exprime ce que Dieu a divinement voulu communiquer aux hommes par des paroles humaines, on sait du même coup que ne pas interpréter correctement l'humanité de la Bible équivaut à se condamner soi-même à ne pas saisir le message divin de l'Écriture. Car dans la Bible, le divin s'exprime par l'humain et l'humain exprime le divin. Ne pas reconnaître l'importance de l'un revient à coup sûr à négliger l'importance de l'autre. Et inversement. Surestimer la nécessité de l'un revient à coup sûr à sous-estimer dangereusement la nécessité de l'autre. Si donc l'un est sous-estimé au profit ou surestimé au détriment de l'autre, l'un et l'autre resteront toujours incompréhensibles. Ce qui revient finalement à dire que nous devons bien interpréter l'humanité de la Bible si nous voulons comprendre son message divin, et que la prise de conscience de la divinité de la Bible devrait logiquement nous conduire à un plus grand respect de son humanité.

Si donc une personne affirme avoir reçu une parole de Dieu en lisant l'Écriture Sainte, mais que sa compréhension du texte demeure inexacte, cette personne doit alors reconsidérer sérieusement ce qu'elle croit avoir entendu de la part de Dieu. Car il n'est pas suffisant d'avoir entendu quelque chose ; il faut aussi avoir entendu ce que Dieu dit véritablement ! Cela vaut également des vérités bibliques soi-disant obtenues à la lecture d'un texte biblique qui ne véhiculerait pas ces dites vérités. Car ces vérités, aussi authentiques soient-elles, ne valideront jamais les interprétations erronées qu'on voudrait illégitimement imposer à un texte biblique. Ce qu'une personne dans un tel cas prétend avoir compris est sans aucun doute conforme à la pensée biblique, mais cette personne doit humblement reconnaître que les textes qu'elle évoque pour appuyer ses dires ne sont pas les bons.

Le danger avec la méthode barthienne, c'est qu'une personne peut carrément se méprendre sur la nature de la “ parole de Dieu ” qu'elle croit avoir entendue en lisant la Bible. Comment en effet savoir si la parole entendue provient de Dieu ? Et si la parole que je prétends avoir reçue contredit celle que mon frère ou ma sœur en la foi affirme également avoir reçue. Qui dit vrai ? Celui dont la parole reçue est la plus proche du sens évident du texte biblique ? Très bien. Mais n'est-ce pas les barthiens qui affirment que la Bible contient des erreurs ? Et n'est-ce pas précisément en raison de sa prétendue faillibilité qu'ils refusent en outre de considérer la Bible comme la Parole de Dieu ? Or si l'Écriture Sainte, comme disent les barthiens, ne peut être regardée comme la Parole de Dieu à cause de la faillibilité du témoignage humain de ses auteurs, ne serait-il pas alors totalement absurde et contradictoire de voir un barthien tenter de prouver la véracité d'une soi-disant parole divine qu'il aurait reçue de la part de Dieu, en s'appuyant directement sur ce même témoignage humain de la Bible ? De toute évidence, ce barthien ne pourrait pas procéder de cette manière sans du même coup risquer de se contredire sérieusement. Il ne lui reste alors qu'à admettre qu'il est tout à fait incapable de prouver l'authenticité de son “ expérience ” spirituelle. Car une telle expérience est et restera subjective tant et aussi longtemps qu'il n'acceptera pas d'en vérifier l'exactitude en se basant uniquement sur le fondement solide et objectif qu'est la Bible. Bien entendu, cette reconnaissance de l'Écriture Sainte comme seul fondement objectif de son expérience religieuse lui coûtera sa chère croyance en la faillibilité de la Bible. Car pour admettre pleinement le caractère normatif de cette dernière, il devra d'abord embrasser sans restriction la doctrine évangélique de l'inerrance biblique. C'est à cette seule condition qu'il lui sera possible d'échapper au piège de la subjectivité et de la contrefaçon de l'expérience religieuse.

Un danger tout aussi réel qui guette les chrétiens évangéliques, c'est de s'imaginer, à l'instar des barthiens, qu'ils ont entendu la voix de Dieu en lisant un passage biblique, bien que l'évidence démontre qu'il n'en est rien dans les faits. Si, de leur côté, les barthiens tombent dans cette sorte de piège en raison de leur doctrine détestable de la faillibilité du témoignage humain de la Bible, certains chrétiens évangéliques, quant à eux, tombent dans un piège similaire en n'insistant pas comme il se doit sur l'humanité des Saintes Écritures (les spiritualistes et les fondamentalistes ont particulièrement été coupables de cette attitude). Dans les deux cas, une négligence exégétique est à la base des mauvaises interprétations de la Bible. Les premiers ne l'interprètent pas correctement parce qu'ils croient que son humanité est faillible. Les deuxièmes ne l'interprètent pas selon les règles de l'art parce qu'ils négligent son humanité en exagérant la portée divine de son infaillibilité[16]. Mais, que ce soit d'un côté ou de l'autre, le résultat reste toujours le même : l'importance d'effectuer une bonne interprétation du texte sacré est dévaluée. Et quand la tâche herméneutique est dévalorisée de la sorte, c'est toujours le message divin qui en souffre !

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[1] Pierre COURTHIAL, Fondements pour l'avenir, Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1981, p. 17.

[2] Voir à ce sujet la fine et excellente présentation de John MURRAY, Collected Writings of John Murray 4: Studies in Theology, Edinburgh, Banner of Truth, 1982, p. 30-57. Dans ce chapitre, John Murray offre, entre autres choses, une excellente défense de la position évangélique contre la doctrine barthienne de l'Écriture Sainte.

[3] Karl BARTH, Church Dogmatics, 1:2, 533, cité par Kevin VANHOOZER, “ God's Mighty Speech Act: The Doctrine of Scripture Today ”, A Pathway into the Holy Scripture, édité par E. Satterthwaite and David F. Wright, Grand Rapids, Eerdmans, 1994, p. 156.

[4] John MURRAY, op.cit., p. 36.

[5] Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 19.

[6] Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 19. Pour une réfutation consistante de la position barthienne de la Bible, voir le chapitre “ An Evaluation of the Neo-Orthodox View of Scripture ” dans la toute nouvelle théologie systématique du Dr. Norman GEISLER, Systematic Theology, Minniapolis, Bethany House, 2002, vol. 1, p. 380-387.

[7] Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 21.

[8]Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 22. Considérons, à titre d'exemple, et plus près de nous dans l'ordre chronologique, la 1ière Déclaration de Chicago, qui déclare : “ Nous affirmons que l'inspiration, sans conférer d'omniscience, a garanti que les énoncés des auteurs bibliques sont vrais et dignes de foi sur tous les sujets dont ils ont été conduits à parler ou écrire. ” “ Nous rejetons l'opinion selon laquelle la finitude ou la nature pécheresse de ces auteurs aurait, de manière nécessaire ou non, introduit quelque fausseté, quelque distorsion, dans la Parole de Dieu. ” (Art. IX) ; 1ière Déclaration de Chicago, in Paul WELLS, Dieu a parlé, Québec, La Clairière, 1997, p. 232.

[9] “ Qui de vous me convaincra de péché ? ” (Jn 8.46).

[10] Ainsi, “ pour Jésus l'Ancien Testament dans son ensemble et en chacune de ses parties est la Parole de son Père ”. Et aussi : “ Toute la vie de Jésus, son ministère et sa mort reposent sur l'infaillible vérité écrite par les prophètes dans l'Ancien Testament. Et c'est ce que nous révèle infailliblement le témoignage inspiré des apôtres dans le Nouveau Testament. ” ; Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 31.
[11] Pour une étude très intéressante et détaillée de ce même argument, voir l'ouvrage de Pierre MARCEL, Face à la critique : Jésus et les apôtres, Aix-en-Provence, Labor et Fides, 1986, p. 13-41.

[11]
Henri Blocher croit discerner une brèche dans la christologie de Barth qui accorderait une place à la “ corruption ” de la chair assumée par Jésus. Nous citons : “ Barth affirme avec force que Jésus n'a pas été un homme pécheur, et rapporte la “corruption” ou le “vice” de la chair assumée par Jésus (comme il la voit) aux conséquences du péché, aux conditions d'existence du Seigneur incarné. “Corruption” et “misère” tendent à s'équivaloir sous sa plume. ” ; Henri BLOCHER, Fac étude: christologie, Vaux-sur-Seine, Faculté libre de théologie évangélique, 1986, deuxième fascicule, p. 191. Si Karl Barth attribuait effectivement une certaine mesure de corruption à l'humanité de Jésus, cela pourrait très bien expliquer dans ce cas qu'une faille tout aussi détestable soit apparue dans sa doctrine de l'Écriture.

[12] Confession de foi réformée baptiste de 1689, St. Marcel, Comité d'entraide réformé baptiste, 1994, p. 12.

[13] C'est avec la rhétorique qu'on lui connaît que Pierre Courthial mène sa réplique contre la doctrine barthienne du miracle de l'inspiration. C'est pourquoi nous préférons le citer intégralement, afin de ne rien perdre de ce délice intellectuel servi à la Courthial : “ Nous venons de parler de miracle au sujet de l'inspiration de la Bible. Or, pour justifier la prétendue faillibilité de l'Ecriture, BARTH fait un singulier parallèle entre les miracles du Nouveau Testament et l'“ inscripturation ” :
Quand la Bible nous dit que le Christ a marché sur les eaux, quand elle nous parle de sa crucifixion, quand elle nous raconte dans Jean 11 que Lazare n'était plus qu'un cadavre, quand elle mentionne, dans nombre d'autres passages, tous ces gens boiteux, aveugles, sourds ou affamés que Dieu a miraculeusement secourus –elle nous dit la vérité. Et ceci doit nous aider à comprendre que, dans l'exercice de leur fonction de témoins, les prophètes et les apôtres ont été eux-mêmes des hommes semblables à tous les autres, faibles, pécheurs, et susceptibles d'erreurs comme nous tous.”

Oui, c'est là un bien curieux parallèle ! Il est vrai que les prophètes et les apôtres étaient eux-mêmes des hommes semblables à nous, faibles, pécheurs et susceptibles d'erreurs... de même que les hommes vers lesquels est allé le Seigneur étaient boiteux, aveugles, sourds et affamés. Mais il y a eu le miracle justement : les boiteux ont marché, les aveugles ont vu, les sourds entendu et les affamés ont été nourris... de même les prophètes et les apôtres ont été “ inspirés ” et eux qui étaient en eux-mêmes faillibles ont écrit le témoignage infaillible compris dans la Révélation.

Si le miracle est arrivé..., si Lazare mort est ressuscité..., si le Seigneur a marché sur les eaux..., alors aussi Moïse, et David, et Esaïe, et Luc, et Paul n'ont pas erré et n'ont pas failli en écrivant la Parole de Dieu. Après le miracle... Lazare n'était plus mort..., les boiteux ne boitaient plus..., les aveugles voyaient... et Moïse le faillible, David le faillible, Esaïe le faillible, Luc le faillible et Paul le faillible ont écrit l'infaillible vérité de la Bible. L'argument de BARTH est bien mal mené puisque, remis d'aplomb, il amène à conclure... à l'inverse de la conclusion de BARTH ! Les erreurs de la Bible attesteraient simplement... que le miracle de l'inspiration du Saint-Esprit n'a pas eu lieu ! ” ; Pierre COURTHIAL, op.cit., p. 23-24.

[14] Ou encore : “ Qu'est-ce que Dieu a à me dire ? ”

[15] Selon J. Rodman Williams, la première question que la théologie doit poser lorsqu'elle interprète la Bible est la suivante : “ Qu'est-ce que l'Écriture dit ? ” ; J. Rodman WILLIAMS, Renewal Theology 1, Grand Rapids, Zondervan, 1988, p. 23. La courte section sur l'interprétation de la Bible (B. Reliance on the Scriptures) est très intéressante et fort instructive. La présentation de cette section est conservatrice aussi bien dans le fond que dans la forme (cf. 22-25). Il est également possible de consulter sur le Web quelques articles du même auteur, dont un excellent article (disponible en anglais seulement) au sujet de l'interprétation de la Bible et qui s'intitule Understanding Scripture :

[16] Cette “ exagération ” de la portée divine de la Bible est habituellement le fruit d'une théorie défaillante de la doctrine de l'inspiration et de l'autorité de Bible.

6 commentaires:

Anonyme 7 octobre 2006 à 08:54  

Très bien Daniel de souligner cela. Dirais-tu que cette citation de Miroslav Volf (tiré du blogue Theohead) entre dans cette catégorie d'interprétation de la Bible :

"Jesus Christ is the way, the truth and the life. As Christians we will assert this as the truth. But we cannot assert it as absolute knowledge, we cannot assert it as the final truth. Short of becoming God, humans cannot possess the final truth...All Christian beliefs are our beliefs, human beliefs and as such always provisional beliefs. We assert that they are true; but we make this assertion provisionally. I call this provisional certitude. There is, if you want, an absoluteness about our beliefs: we cannot relinquish our standpoint but rather assert that it is true. So the ground on which we stand as we act and reflect is firm. Yet we assert our standpoint as true in a provisional way: we believe our beliefs to be true. This hinders us from becoming arrogant and oppressive"

Il me semble que ce qu'il dit mets en doute la véracité des Paroles de Jésus : Je suis le chemin, la vérité et la vie!

Est-ce que cela est vraie (absolument vraie) parce que Jésus la dit ou simplement parce que je pense comme dit Volf que, «we make this assertion provisionally. I call this provisional certitude. There is, if you want, an absoluteness about our beliefs: we cannot relinquish our standpoint but rather assert that it is true. So the ground on which we stand as we act and reflect is firm. Yet we assert our standpoint as true in a provisional way: we believe our beliefs to be true. This hinders us from becoming arrogant and oppressive»

Si je comprens bien ce qu'il veut dire, nous pouvons dire que Jésus est le chemin, la vérité et la vie seulement parce que nous croyons fermement que cela est vraie mais sans pouvoir en être absolument certain. Il me semble que cela remets en question l'autorité des écritures. Jésus l'a dit! Cela n'est il pas suffisant?

Anonyme 8 octobre 2006 à 11:01  

Je sais, Georges, que la réflexion de Volf peut te paraître étrange, mais pour comprendre sa pensée il faut la replacer dans l'ensemble de sa méthodologie. C'est alors que tu verras qu'elle n'est pas dangereuse ni "hérétique". Je n'ai pas le temps en ce moment d'entreprendre cette explication, mais reviens voir le site ce soir ou demain matin, j'aurai probablement écrit quelque chose à ce sujet.

Anonyme 9 octobre 2006 à 05:22  

Tant mieux si cela est le cas. C'est juste que pour quelqu'un qui ne connait pas Volf (comme la plupart du monde probablement), la citation tel qu'elle était sur le blogue Theohead pouvait porter à confusion.

Merci de clarifier cela.

Anonyme 9 octobre 2006 à 05:47  

Je ne crois pas que Miroslav Volf pense que la foi chrétienne est moindre qu'une autre foi religieuse. Il s'intéresse tout simplement à la manière dont la raison peut saisir le divin et être convaincue de posséder une connaissance de Dieu. Lorsqu'il dit que notre connaissance de Jésus-Christ est provisoire, il ne veut pas dire par là que cette connaissance n'est pas vraie ou qu'elle pourrait être fausse, mais il signifie seulement que ce savoir n'est pas absolu, dans ce sens que notre connaissance de Jésus n'est pas exhaustive. Nous connaissons provisoirement, c'est-à-dire que notre accès à la vérité se fait au travers les yeux de la foi, et non par un accès direct et immédiat à la vérité. Si c'était le cas, les hommes pourraient alors être convaincus du caractère unique du christianisme uniquement par le scientifique. Mais la véracité de la foi chrétienne ne saurait être réduite à une simple démonstration scientifique. Si tu veux comprendre le mot "provisoire", tu n'as qu'à penser à l'apôtre Paul, qui disait que notre connaissance est partielle (1 Co 13.12).

Anonyme 9 octobre 2006 à 06:03  

Je comprends ce que tu veux dire. Merci.

Anonyme 12 octobre 2006 à 10:56  

Salut Daniel,

Je rate de belles conversations sur ton blogue! Comme tu sais je manque de temps pour mon blog - je recycle des textes uniquement, je le confesse - ni pour ceux des autres.
Ta réponse au questionnement de Georges me semble tout à fait adéquate. C'est exactement comme cela que je lis Volf sur cette question.

Au plaisir de te relire à nouveau bientôt,
Steve